En fouillant dans les archives de la Base Interrégionale du Patrimoine Oral on croise beaucoup d’histoires sordides !

A l’écoute de ces chansons, on est surpris.e par la violence de certains crimes contés, parfois sur des petits airs guillerets. Même si ces histoires nous paraissent alambiquées, presque surréalistes, elles disent beaucoup des craintes de nos sociétés. Loin des écrans de télévision, de smartphone, de cinéma, les faits divers et autres sombres récits, se sont longtemps transmis oralement, pour jouer avec les peurs très certainement, mais aussi, peut-être, pour mettre en garde contre les prédateurs.

Ces récits chantés présentent surtout des femmes victimes de la violence des hommes. Elles sont jeunes (parfois mineures), seules, belles, isolées, un brin naïves, souvent représentées par l’archétype de la bergère aux moutons. Les prédateurs sont parfois capitaines, soldats, chasseurs, maris, « galants », marins, ou loups… Alors que la menace revêt plusieurs visages masculins, la victime semble toujours avoir la même apparence comme si elle incarnait une seule réalité, une crainte connue de toutes, ou, selon un autre point de vue, un fantasme unanimement partagé par la gente masculine. 

A l’écoute ci-dessus : un enregistrement datant de 1987, réalisé par Sylvette Béraud-Williams auprès de Marthe Vacher, habitante d’Ardèche. Nous vous invitons à prêter l’oreille à 1min20 : alors que l’interprète chante « sonnez, sonnez les cloches, sonnez les tristement », les cloches du village se mettent à tinter ! Jolie coïncidence ou coup de génie de madame Vacher à l’épreuve de l’improvisation? Le mystère reste entier. 

“La belle qui fait la morte” nous conte l’histoire d’une jeune femme se promenant seule, surprise par trois capitaines qui l’enlèvent. La femme se rendant compte qu’elle sera, le soir même, victime d’un viol collectif, feint d’être morte. On l’enterre alors. Trois jours plus tard, son père passant par-là entend sa jeune fille l’implorer de la déterrer. Cette fin, bien que totalement invraisemblable, permet d’apporter une touche positive à ce récit angoissant. Certaines comédies de Molière utilisent ce même procédé : la fin pourrait être dramatique mais un coup de théâtre aussi inattendu qu’invraisemblable retourne la situation.

Ce thème a beaucoup voyagé en France métropolitaine, en passant par les Alpes italiennes, les Pyrénées basques et jusqu’au Québec. En fouillant dans nos archives on croise des versions aux formes musicales très variées, la structure du récit reste toujours la même mais le texte admet quelques variantes. Ainsi la belle est plus ou moins jeune, plus ou moins consciente du danger, et elle ne vient pas toujours de la même région. L’origine de la chanson est difficile à localiser et à dater.

Dessous le rosier blanc - interprété par Perrine Liogier pour l'AMTA

Nommer le crime

Dans le catalogue Coirault (une référence en matière de répertoire de chansons de tradition orale) cette chanson porte le nom de « La belle qui fait la morte pour son honneur gardé » (numérotée 1307). Patrice Coirault a recensé 150 versions de la chanson, mais il en existerait plus du double si on compte les versions issues de l’Amérique francophone. La chanson est classée dans une catégorie assez surprenante… Les chansons sur le rapt, le viol, l’enlèvement sont rangées dans le catalogue concernant « La poésie et l’amour » plutôt que dans celui concernant les « Crimes ».  Dans la catégorie « Amour » on retrouve aussi une sous-catégorie « Belles endormies surprises par un galant », et, là encore, malgré cet intitulé sorti d’un conte de Perrault, les chansons répertoriées dépeignent une bien sombre réalité, voyez par vous-même : « Une fraiche matinée, me suis levé pour chasser. N’ai trouvé lapin ni lièvre ni oiseaux que puisse tirer, rien qu’une belle endormie, je n’osai la réveiller (…) » (1605:  “Le chasseur au bouquet de roses fraiches”). On constate que le consentement des femmes est souvent bravé dans les récits de ces chansons.  Rappelons qu’au Moyen-âge et à l’époque moderne, si le rapt d’une femme pouvait valoir mariage celui-ci ne se faisait pas par amour.  Difficile, avec notre recul actuel, de comprendre ces choix de classement.

Plus d’un demi-siècle après le travail de Patrice Coirault, le lexique employé résonne avec l’actualité. Cette classification nous rappelle que les crimes commis à l’égard des femmes sont souvent considérés comme des « crimes passionnels », c’est-à-dire commis sous le coup de la passion, de l’amour. Encore aujourd’hui le traitement médiatique fait de ces crimes utilise ce ressort : « « Crime passionnel ou coup de folie, on n’en connaîtra jamais les ressorts intimes » titrait un journal après l’assassinat d’une femme le 20 février 2019 (rappelons que le crime passionnel n’est pas une catégorie juridique mais une notion socialement construite). Plusieurs études en sciences sociales nous alertent aujourd’hui : en ne nommant pas clairement l’atrocité, on tend à minimiser sa gravité : « Tout se passe comme si le crime passionnel se comprenait de lui-même, comme si ses motifs allaient sans dire » (Houel, Mercader et Sobota 2003 : 21).

Tue-t-on vraiment parce que l’on aime trop ?  Cela ne vous rappelle rien ? Mais si… Johnny Hallyday qui nous chante avoir tué sa femme car il n’était « qu’un fou, un fou d’amour » dans son Requiem pour un fou !

Bien avant Johnny donc, pour éviter d’aborder le viol, l’inceste, le crime de façon frontale, les chansons traditionnelles usaient parfois de métaphores et souvent du terme « d’amour » pour décrire un abus sexuel : « Ils lui font l’amour » (1307 “La belle qui fait la morte pour son honneur gardé”), « ils lui demandent son amour » (1305 “La belle qui se poignarde”), « la belle approchez-vous de moi que je vous aime » (1303 “le comte et la fille du mercier”)…

Une arme de guerre

♪ Trois jeunes tambours s’en revenaient de guerre… Et ri et ran, ran pa ta plan… ♪

♪ Rencontrai trois capitaines, avec mes sabots, ils m’ont appelée : vilaine, avec mes sabots, dondaine oh oh oh… ♪

Ces chansons vous disent sûrement quelque chose, vous les avez peut-être chantées étant enfant ! Les trois capitaines sont aussi repris par Brassens, dans sa chanson « Les sabots d’Hélène ». Plus ou moins harceleurs et violents en fonction des récits, ces trois hommes d’armée n’ont définitivement pas une belle image… Mais qui sont-ils ? 

Difficile de savoir qui a commencé à chanter les aventures de ces trois personnages. Ils sont sûrement des soldats en fin de campagne,  peut-être d’ailleurs des soldats ennemis. Tout juste sortis de guerre, il semblerait que la violence de leurs combats, leur désir de conquêtes, de domination, ne les aient pas quittés.

Le viol a été et est toujours une arme de guerre. Loin d’être anecdotique, le recours massif au viol est même une méthode officielle de certaines armées, un mode de déstructuration au long terme des sociétés visées (utilisé lors du génocide maya au Guatemala, lors des guerres d’Indochine, d’ex-Yougoslavie, au Yémen, en Libye, au Congo…). On peut imaginer que la chanson “La belle qui fait la morte” dépeignait un drame social répandu dans la vie des femmes en France.  Aussi, malgré l’origine ancienne de la chanson, son interprétation au 20ème siècle était certainement d’actualité : le viol a été monnaie courante en France à la Première guerre mondiale, durant l’occupation allemande, et à la libération avec l’arrivée des soldats américains.

Une fausse bonne comptine ?

Nous voulions terminer sur une note moins grave… Dorothée est venue à notre secours ! En décembre 1984, Dorothée et les Récréamis reprennent « Dessous le rosier blanc » devant les enfants pour l’émission Récré A2. Drôle de choix…

L’équipe, sûrement conscient.es que l’intégralité des paroles est loin d’être adaptée pour le jeune public, rogne le texte: « A Paris je vous mène dedans mon grand logis … Au milieu du souper la belle tomba morte ». Visiblement la belle a été victime d’un petit malaise vagal. Les parents n’étaient sûrement pas dupes !

Dorothée et les Récréamis reprennent "Dessous le rosier blanc"

Camille Frouin.

Sources complémentaires autour de la chanson “La belle qui fait la morte” et “Ce sont trois jeunes capitaines” :

Sources complémentaires autour du crime “passionnel” :


Illustration : L’enlèvement des Sabines, par Sebastiano Ricci, 1700.