Au sein des fonds sonores mis en ligne sur le portrail rhônalpin du patrimoine oral, on trouve plusieurs versions de « moitié de poule ». Ce conte est très connu en France et de nombreuses versions ont été collectées dans les Cévennes, en Lozère ou dans les Alpes. Commençons par écouter la version enregistrée par Sylvette Béraud Williams lors d’une veillée qui réunissait plusieurs chanteurs et chanteuses ardéchoises à Saint-Sauveur-de-Montagut, en 1976.

Lors de cette veillée, les participants mobilisent un souvenir assez ancien de ce conte, dans une version franco-occitane : Meitat de Jalh (Moitié de coq). C’est le père de Marie-Victoria Chazel qui lui contait alors qu’elle était enfant. Le résultat est assez décousu, mais petit à petit, les principaux éléments du conte et la chronologie de l’histoire se mettent en place.

Meitat de Jalh donc, avait prêté de l’argent au roi. Bien décidé à se faire rembourser, le volatile se met un jour en route pour le palais royal. Sur son chemin, il rencontre successivement le renard, le loup et la rivière, qui veulent tous l’accompagner. Chacun de ses compagnons se trouve rapidement fatigué, et demande à la moitié de coq de le porter. Meitat de Jalh, probablement trop petit pour les porter sur son dos, leur répond invariablement : « entre dans mon cul, je te porterai ! »

Arrivée chez le roi, Meitat de Jalh se voit enfermé dans le poulailler. Pour se défendre des poules qui veulent le tuer, il appelle à l’aide le renard : « sors de mon cul et sauve moi ! ». Le lendemain matin, le roi, étonné de voir le coq toujours en vie, décide de l’enfermer avec les moutons. Cette fois-ci, c’est le loup qui est appelé à l’aide pour sauver Meitat de Jalh : « sors de mon cul ! » . Enfin, le roi décide de mettre Meitat de Jalh dans la cheminée, certain qu’il n’y survivra pas. C’est alors au tour de la rivière de sortir du cul du petit animal pour éteindre le feu. Le roi, vaincu, fini par rendre son argent au gallinacé, et le renvoie chez lui.

Les contes traditionnels, comme les chansons de tradition orale, ont fait l’objet de tentatives de classification. Pour les contes, la plus répandue est la classification internationale ATU, du nom de ses trois contributeurs successifs : Antii Aarne, Stith Thompson et Hans-Jörg Uther. Moitié de poule y est classé sous la côté 715 dans la catégorie des « autres contes merveilleux ». Cette catégorie, qui paraît bien avoir été construite par défaut pour les contes qu’on ne savait ranger ailleurs, ne dit pas grand chose. Pourtant, une rapide analyse de la forme de Moitié de poule semble nous autoriser à la ranger parmi les « contes-formulaires ».

Ces contes sont moins définis par leur thématique, les personnages ou les événements qu’ils mettent en scène que par leurs structures, basées sur une accumulation d’événements, d’actions et/ou de personnages. Par exemple, les « randonnées », qui sont une des formes de ces contes-formulaires, sont des récits qui voient s’enchaîner une série d’épisodes dépendants les uns des autres jusqu’à un point où le récit repart dans l’autre sens, remobilisant la même suite d’épisodes jusqu’au point de départ.

Nous avons ici à faire à un conte par énumération, structuré de manière assez classique avec un périple semé d’embuches, et une résolution heureuse. Chaque nouveau personnage arrive de la même manière, avec la même formule. Il est d’ailleurs intéressant de noter que si la structure du conte ne revient à la mémoire des participants à la veillée qu’à l’aide de certains efforts, cette formule en occitan est restée profondément gravée dans la tête des informateurs, et exprimée avec une joie non dissimulée : « rentre dans mon cul ! »

Penchons-nous maintenant sur une autre version de moitié de poule enregistrée par l’ethnologue André Julliard auprès de Paul Lagnieu et Georges Béatrix à Oncieu, en 1979.

Plusieurs points de cette version différent sensiblement de celle de Marie-Victoria Chazel. D’abord, c’est une moitié de poule (et non de coq) qui se rend chez le fils du roi (et non le roi lui-même). Sur le chemin, elle rencontre les mêmes protagonistes – le loup, le renard et la b̶e̶l̶e̶t̶t̶e̶ rivière – mais cette fois-ci, ils interviennent dans un ordre différent et surtout, c’est la poule qui, fatiguée, demande l’aide à ses compagnons. D’abord à la rivière, puis au renard et au loup. Chacun d’entre eux lui dit : « pends toi à mon cou, je te porterai ». Dans la seconde partie du conte la moitié de poule se sort des différents pièges tendus par le fils du roi grâce à ses compagnons, en les faisant sortir, donc, de son cou et non de son cul.

Ces divergences entre les différentes versions pourraient laisser penser à des trous de mémoire, comblés tant bien que mal par des approximations ou des libertés prises avec la « vraie » histoire. En effet, la pratique du conte est manifestement lointaine, tant chez Paul Lanieu et Georges Beatrix que chez Marie-Victoria Chazel, qui tiennent tou.te.s ce récit de leurs parents. Certainement, des hésitations voire des incohérences sont à mettre sur le compte d’une pratique éloignée et de souvenirs imprécis. Cependant, plus que comme des erreurs, il convient d’interpréter ces différences comme des variations constitutives de la tradition orale.

Dans les deux exemples cités, les variations interviennent sur des éléments précis et circonscrits qui ne dénaturent pas le récit. Ici, la plus notable concerne la partie de l’anatomie de la poule dans lequel elle héberge ses compagnons : le cul ou le cou ? Dans d’autres versions (voir « pour aller + loin » ) c’est dans son ventre que la poule cache le renard, le loup et la rivière. La structure du conte reste cependant la même, et surtout, l’œuvre est directement identifiable.

C’est d’ailleurs toute l’ambition des classifications d’œuvres de tradition orale que d’établir des chansons-types ou des contes-types qui, au delà des variations inhérentes au mode de transmission, relient ces différentes expressions en constant mouvement autour d’ossatures relativement stables. En l’occurrence, une carcasse de poulet.
 

Antoine Saillard