Ce Rigodon des filles de Mens a intégré le répertoire commun de l'événement Sur les pavés, le trad, avec la chanson Un soir me prend envie et La Scottish des Frères Lambert. Il sera donc joué en simultané dans une dizaine de villes de la région entre le 16 et le 17 septembre 2023.


Le Rigodon des filles de Mens ne semble pas avoir fait l’objet de collectes enregistrées, et on le retrouve principalement sous forme écrite. Il a notamment été collecté par l’ethnomusicologue et compositeur Julien Tiersot, en 1903 à Clelles (Mens), et en 1906 par Louis Lambert à Mens, auprès de M. Gay-Montel. Le seul élément qui diffère entre ces deux versions est le mode utilisé (que Tiersot associe à la gamme mineure et majeure) : la première est en mineur (mode éolien), « conforme au véritable caractère » d’après Tiersot [1], tandis que la seconde est en majeur (mode ionien). Autrement, le texte reste sensiblement le même et la segmentation ne change pas. Louis Lambert souligne d’ailleurs que : « l’air est formé, contrairement à l’usage, par deux phrases de trois mesures, suivies de deux autres phrases de quatre mesures. »[2].

Partition réalisée par Hervé Faye, arrangée en Ré mineur pour être jouée par le plus d'instruments de musique traditionnelle possible

Paroles :

Las filhas de Mens son amoirosas

Prenon un panier, van a la bosa

Van vès lo Pont, vès lo Bren, vès las Eiras

S’en venon pas sens los aver trobat

Traduction :

Les filles de Mens sont amoureuses ;

Elles prennent un panier, vont au crottin,

Vont vers le Pont, vers le Pré, vers les Eires [Saint Jean d’Hérans],

Ne s’en reviennent pas sans les avoir trouvés [leurs amoureux]. 

Voici ici une réinterprétation de ce rigodon par le Duo Vargoz, enregistrée en avril 2018 par David Bouvard.

Ce rigodon décrit le comportement des jeunes filles de Mens qui vaquent à leurs activités tout en s’appliquant à chercher des amoureux. Ainsi cette chanson est-elle introduite par M. Guichard, dans de Bulletin de l’Académie delphinoise de 1886 :

« Les jeunes filles s’en vont par bandes joyeuses, se tenant par la main ou par le doigt. Elles rient aux éclats, regardant en-dessous si on les remarque, si elles produisent leur petit effet (la femme est partout la femme) ; ou bien, sérieuses, elles parlent tout bas, d’un air sentimental. Que disent-elles ? – elles parlent de jeunes gens qui les ont fait danser à la dernière vogue ; elles répètent les mots d’amour qu’ils leur ont murmurés à l’oreille. Où vont-elles ? – Mon Dieu ! elles se promènent, mais elles cherchent en même temps. Entendez ce que dit le rigaudon »[3].

Selon M. Guichard toujours, ce rigodon fait d’ailleurs partie de « ceux qui expriment une pensée gaie ou triste, sage ou folle, ceux qui forment récit, qui disent toute une histoire en quelques vers »[4].

Fréquemment dansé jusqu’au tournant des XIXe et XXe siècles, le rigodon apparaît comme emblématique des vogues et des veillées. Danse et musique d’expression caractéristique du Dauphiné et du Vivarais, il était (et est toujours) très présent dans le Trièves, territoire isérois auquel la ville de Mens, dont il est question dans cette chanson, appartient. Le rigodon se danse en deux parties ("promenade" et "pas de rigodon") et permet une grande liberté d’interprétation par le jeu auquel il invite entre deux danseurs.Danse de couple (un seul ou plusieurs mélangés), il est particulièrement propice – sinon dédié – à la rencontre, voire à la séduction. Le rigodon se caractérise d’ailleurs par la façon qu’il a de mener les danseuses et danseurs à se faire face, avec des gestes et des pas empreints d’une certaine espièglerie, que l’on retrouve dans les textes, aussi simples et légers soient-ils. Il n’est donc pas surprenant que ce rigodon-ci raconte les amours de ces filles de Mens. Cependant, l’on peut tout de même s’interroger sur ce qu’il transmet des rapports de genres et des représentations de la femme.

La femme dans les répertoires festifs

La musique traditionnelle est friande de symboles, et, en l’occurrence, les répertoires festifs n’échappent pas à la règle, bien qu’ils disposent de leurs propres codes. Ainsi, la femme, surreprésentée, se fait l’illustration de la joie, de l’insouciance et de l’abondance, au même titre que le vin que l’on retrouve tout aussi fréquemment.

Par ailleurs, dans le répertoire traditionnel, les femmes font souvent figures d’emblèmes locaux, de faire-valoir de tel ou tel village qui se targue d’héberger « les plus belles ». On pense notamment au rigodon Las filhas de las Eyres (Les filles des Eyres), qui raconte comment celles-ci dansent particulièrement bien. S’il n’est pas question ici de priser leurs qualités, notre rigodon met tout de même tout autant « ses filles » à l’honneur.

De telles approches, en plus de participer d’une certaine objectification, tendent à doter les femmes d’un caractère frivole et superficiel, qui apparaît comme intrinsèque.

Un rigodon émancipateur ?

En effet, à en croire Le rigodon des filles de Mens, étayé du commentaire de Guichard, les jeunes filles n’ont d’autres préoccupations, quelles que soient leurs activités (car « la femme est partout la femme »), que de plaire aux garçons, et ce par des astuces codifiées et maîtrisées. Si mariage et foyer ont longtemps été considérés comme inhérents à la figure de la femme, n’oublions pas qu’il s’agit bien là d’une construction sociale, qui, de fait, ne va pas de soi. En outre, participant d’ores et déjà activement à la vie sociale et laborieuse, ces préoccupations n’étaient certainement pas uniques et centrales dans la vie des femmes. Cependant, ce rigodon relève d’un répertoire festif, caricatural et fantasmé, qui ne cherche donc pas à se faire le reflet de la réalité. Frivolité et futilité sont en effet fréquemment utilisées pour décrire les femmes dans le répertoire traditionnel, bien que celui-ci, empreint d’une certaine misogynie, ne renvoie pas une image unique de la femme qui peut aussi bien y être soumise qu’émancipée.

En ce qui concerne ce rigodon, l’orientation vers l’un ou l’autre de ces deux aspects ne semble pas évidente. En effet, aujourd’hui il peut nous sembler sexiste de ne caractériser la femme que par sa propension à l’amour et la séduction. Cependant, ce qui frappe ici c’est la façon dont "les filles" sont sujets du récit et non objets. Ce sont elles qui agissent, elles qui cherchent et choisissent leurs amoureux, quand, généralement, elles ne font que subir les choix de leurs familles ou les penchants des hommes. En témoigne par exemple cette réinterprétation par le quatuor Le Grand Rouge qui met en avant le point de vue masculin, prêt à tout pour « avoir », de gré ou de force, la « brune » désirée :

Le Rigodon des filles de Mens, par Le Grand Rouge

Frivolité et futilité peuvent donc apparaître, selon ce point de vue, comme libératrices. Ainsi, ce rigodon donne à voir une certaine forme d’insouciance, une émancipation de la jeunesse, en l'occurrence féminine, dans la fête. Et, bien qu’en décalage avec les problématiques actuelles de représentations de la femme, il interpelle tout de même par la place et surtout par le pouvoir qu’il lui donne.

Et aujourd'hui ?

Le répertoire traditionnel est toujours propice à la réinterprétation et à la réappropriation, et ce, peut-être encore davantage aujourd’hui. Les rigodons sont d’ailleurs une importante source d’inspiration pour les musicien.nes actuel.les, essentiellement pour la richesse de leurs airs, qui font souvent passer les paroles au second plan, voire les éclipsent totalement. Ce constat s’observe d’ailleurs pour Le rigodon des filles de Mens, désormais généralement joué sans le chant, tel qu’en témoigne, par exemple, l’enregistrement mis à l’honneur, mais aussi ces deux interprétations par Perrine Bourel, et par le duo Duea qui se le réapproprie en l’assemblant au Rigodon de l’âne et au Rigodon du Dévoluy :

Le Rigodon des filles de Mens, par Perrine Bourel pour la Compagnie du Rigodon

Rigodons de l'ane - Filles de Mens - Rigodon du Dévoluy, par le duo Duea

[1] TIERSOT Julien, Chansons populaires des Alpes françaises (Savoie et Dauphiné), Grenoble : La Librairie Dauphinoise, Moutiers : La Librairie Savoyarde, 1903, p519.

[2] LAMBERT Louis, Chants et chansons populaires du Languedoc, recueillis et publiés avec la musique notée et la traduction française, Montpellier : Imprimerie centrale du Midi, 1905, p74.

[3] GUICHARD M., « Le Rigaudon dans le Trièves », in : Bulletin de l’Académie delphinale, 3e série - t.20, Grenoble : Imprimerie F. Allier Père & Fils, 1886, p251.

[4] Ibid. p249.

Sources, pour aller plus loin :

Crédit illustration : Paysannes devisant sur un chemin. Source gallica.bnf.fr / BnF