Intégrée au répertoire commun de l'événement Sur les pavés, le trad, avec une Scottish des Frères Lambert  et Le Rigodon des filles de Mens, Un soir me prend envie sera jouée en simultané dans une dizaine de villes de la région entre le 16 et le 17 septembre 2023.


Très répandue, cette chanson a fait l’objet de diverses collectes depuis le XIXe siècle, sur tout le territoire français. Voici la version enregistrée par Christian Oller et Patrice Lejeune auprès de M. Auguste Lavastre en 1979 à Sainte-Eulalie (Ardèche).

Un soir, un soir me prend envie

De ma mie faire mourir

De la faire mourir un soir

Sans que personne puisse le voir

Allons mignonne, prend ta robe blanche

Ta belle robe, tes beaux habits (x2)

Nous irons voir tous nos amis

Mais il l’a prise par sa main blanche

Sur son cheval il la monta

Allons mignonne tenez-vous donc

Je vais jouer de l’espéron [éperon]

Le cheval court comme le diable

Comme le diable enragé (x2)

Jusqu’au milieu de la forêt

Arrivé dans ce vert boiscage

Lui dit mignonne, descend ici (x2)

C’est l’heure qu’il te faut mourir

Et il a pris sa grande lance

Et dans son sein il l’enfonça

Il l’enfonça si fortement

Que sa mignonne était toute en sang

Il l’a prise par sa main blanche

Dans la rivière il la jeta

Il la jeta si fortement

Que la rivière était toute en sang

Mais au bout de 3 jours ou 4

Tous ses parents l’ont bien cherchée (x2)

Mais sans pouvoir la retrouver

Dites, dites-nous donc bergère

Dites, Dites la vérité (x2)

N’auriez pas vu un cavalier ?

Suivez, suivez le long de la rivière

Peut-être vous la trouverez (x2)

Ou les poissons l’auront mangée

Et le plus jeune de ses frères

Dans la rivière il plongea

Croyant de sortir un poisson

Mais ça était sa sœur Nanon

Il l’a prise par sa main blanche

Dans l’église il l’emporta (x2)

Au cimetière on l’enterra

Au bout de 5 à 6 semaines

Un beau rosier il fut poussé (x2)

Et tout le monde d’admirait

Partition réalisée par Christian Oller

Malgré la violence des propos, cette version brille par l’émotion que transmettent l’air et le chant de M.Lavastre.

Une complainte

Fréquentes dans le répertoire traditionnel, les complaintes relatent souvent des histoires macabres et sanglantes, dont la nature humaine semble si friande, à une époque dépourvue de télévision voire de journaux. Les complaintes – dépassant parfois les 20 couplets – sont généralement jouées sur des mélodies répétitives et parfois "minimalistes" attirant davantage l'attention sur leur texte. Elles pouvaient ainsi permettre de tenir l’auditoire en haleine lors de veillées, par exemple. Reflets de peurs et d’inquiétudes, elles servaient également de mise en garde, ou, inspirées de faits réels, constituaient un relais d’information. Un soir me prend envie n'est d'ailleurs pas sans rappeler la figure de Joseph Vacher, violeur et tueur en série qui sévissait à la fin du XIXe siècle, dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, et notamment en Ardèche. Vacher s'est imprimé dans l'imaginaire collectif des campagnes durant cette période, devenant le personnage de divers récits et légendes (voir l'article Contes, histoires, légendes).

De plus, par leur longueur et leur propension à être apprises et mémorisées, les complaintes, généralement écrites en français, pouvaient servir à l’apprentissage de cette langue, dans des territoires où l’on pratiquait plutôt le parler local (voir l’article consacré aux Grandes complaintes). Ici, comme souvent, nous nous trouvons face à un énième exemple de violences dirigées contre les femmes. Plus précisément, il s’agit du récit d’un féminicide. Dans ce type de chansons, la femme apparaît comme un personnage archétypal, souvent naïf, caractérisé par sa beauté et sa pureté, tel qu’en témoigne notamment « la main blanche », ici évoquée à trois reprises (voir l’article sur la chanson La Belle qui fait la morte).

Mais cette complainte, outre ses multiples variations, se présente en vérité selon deux formes distinctes, la seconde aboutissant sur la mort de l’amant et non celle de sa mie.

Une chanson double

Classée au registre 98 « Crimes passionnels entre amants » (et 99 « Crimes passionnels entre époux » lorsque les protagonistes sont mariés) du Répertoire des chansons françaises de tradition orale de Patrice Coirault, elle se situe à la catégorie « La mie noyée » (9802). Pourtant, on trouve dans le même registre d’autres versions de cette complainte, sous le titre de « Renaud le Barbe-Bleue » ou « Le Traître noyé ». Celles-ci sont très semblables à la nôtre et seul le dénouement diffère nettement : les rôles sont renversés et « l’amant est tué par celle qu’il voulait lui-même tuer »[1]. Dans ces versions-ci, on apprend que le personnage masculin est un tueur en série, auteur de treize autres meurtres : « et c’est vous, madame la princesse, la quatorzième vous serez »[2]. Après avoir malmené sa compagne pendant la chevauchée, l’enjoignant tantôt à manger ses mains pour apaiser sa faim, tantôt à boire son sang pour apaiser sa soif, il lui annonce ses intentions. Deux dénouements sont alors possibles. Soit la femme doit se déshabiller, et demande à l’homme de se tourner avant de le pousser dans la rivière. Soit l’homme va pour la déchausser et elle le pousse dans l’eau d’un coup de pied. S’il tente parfois de se retenir à une branche, elle la coupe et envoie bel et bien son agresseur dans l’eau (voir l'article sur la chanson Allons belle nous promener).

Renaud : un Barbe-Bleue ou un sorcier néerlandais ?

Il semblerait que ces versions-ci, où la femme tue son amant meurtrier, proviennent d’une chanson traditionnelle d’origine néerlandaise mettant en scène le « Sire Halewijn », sorcier tueur de femmes[3]. Cette chanson, dont la plus ancienne trace remonterait au XIIIe siècle, raconte comment sa dernière victime parvient, par la ruse, à triompher de lui et à le décapiter. Largement diffusée en Europe, elle a fait l’objet de multiples adaptations, selon les régions, changeant notamment Halewijn en quelque créature monstrueuse issue de folklores locaux, et en particulier en Nixe, monstre aquatique scandinave qui noie ses victimes. D’ailleurs, si Halewijn ne meurt pas précipité dans les eaux, le motif de la noyade est tout de même déjà présent lorsqu’il se vante auprès de sa nouvelle victime d’avoir noyé autant de femmes qu’il en a pendues.

Certains folkloristes[4] ont établi un lien avec l’Ancien Testament et l’épisode où Judith, jeune femme juive, décapite le sanguinaire général Holopherne qui assiège sa ville, après l’avoir séduit. Si l’on s’éloigne des récits d’Halewijn et de « Renaud », on remarque tout de même la persistance de cette intrication entre amour/séduction, violence et mort.

En prenant encore un peu plus de recul sur les faits racontés, un lien peut également s’établir avec le conte de Barbe-Bleue, dont le « Renaud » de notre chanson se voit parfois qualifié. Popularisé par Charles Perrault en 1697, ce conte met en scène le personnage monstrueux de Barbe-Bleue, coupable de la mort de toutes les femmes qu’il a épousées. La dernière, sur le point de connaître le même sort, est néanmoins sauvée par ses frères.

Partis à la recherche de leur sœur disparue, ces frères on les retrouve dans Un soir me prend envie. Tandis que, autant pour l’histoire d’Halewijn que pour les variantes sur le thème du Traître noyé, la femme se sauve elle-même du danger et n’a besoin de personne d’autre. Le musicologue Henri Davenson nous explique d’ailleurs que l’on retrouve fréquemment Renaud le tueur de femmes à la suite de La Fille au Roi Louis, complainte relatant l’obstination d’une jeune femme à tenir tête à son père pour épouser celui qu’elle a choisi.

« De la simple juxtaposition de ces deux thèmes jaillit un effet inattendu, une valeur : le caractère de l’héroïne, tel qu’il se dégage désormais de cette double aventure, y gagne une énergie farouche et décidée, digne d’un personnage de Stendhal : celui-ci eût aimé cette jeune femme, capable de tenir tête à son père pour obtenir son ami, puis, avec autant de volonté, d’assassiner celui-ci, lorsqu’elle découvre qu’il n’est en effet qu’un "chevalier félon" » [5].

Ainsi, divers mythes semblent se faire écho, et il est complexe d’établir précisément la généalogie de Un soir me prend envie et de ses variantes. Ce qui persiste pourtant, c’est bien cette violence qui caractérise les rapports de genre, en particulier à l’encontre des femmes. On note d’ailleurs comment Coirault range le féminicide dans les « crimes passionnels ». De plus, le crime se présente ici comme un besoin irrépressible : « ce soir me prend envie », « c’est l’heure qu’il te faut mourir », faisant de « Renaud » un véritable psychopathe.

Conclusion

Récits morbides à la portée narrative, illustration des violences faites aux femmes, ces répertoires interrogent. Où se situe la limite entre le voyeurisme et le divertissement ? Que faire de tels récits ? Dans un contexte de déconstruction des modèles patriarcaux et de luttes contre ces violences, devrions-nous bannir ces chansons ? Ou bien se les réapproprier, en modifiant les paroles ? Ou au contraire les garder en mémoire, pour ce qu’elles sont et ce qu’elles racontent de nos sociétés, de notre histoire ?

Oscillant entre les réponses, la dualité même de Un soir me prend envie se fait le reflet de ces interrogations.


[1] COIRAULT Patrice, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, III. Religion, crimes, divertissements, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2006, p103-109.

[2] « Renaud le Barbe-Bleue », Ibid.

[3] DAVENSON Henri, Le Livre des chansons ou Introduction à la chanson populaire française, Neuchâtel : Editions de la Baconnière, 1943, p192-195.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p138.

Sources, pour aller plus loin...        

  • BERAUD-WILLIAMS Sylvette, Chansons populaires d’Ardèche recueillies dans le pays des Boutières, Aix-en-Provence : Edisud/Ed. du CNRS, 1987, p189-194.
  • COIRAULT Patrice, Répertoire des chansons françaises de tradition orale, III. Religion, crimes, divertissements, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2006, p103-109.
  • DELARUE Georges, « Chansons populaires foréziennes : la collecte de L.-P. Gras vers 1865 », in : Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°12-1-2, 1984, p103-216.
  • TIERSOT Julien, Chansons populaires recueillies dans les Alpes françaises (Savoie et Dauphiné), Marseille : Laffitte Reprints, 1979 [1ère Ed. Grenoble : Librairie dauphinoise, Moutiers : Librairie savoyarde, 1903], p142-143.
  • DAVENSON Henri, Le Livre des chansons ou Introduction à la chanson populaire française, Neuchâtel : Editions de la Baconnière, 1943, p192-195.

Illustration : Mort d'Ophélie, par Eugène Delacroix. Source gallica.bnf.fr / BnF