Pour différentes raisons, l’attention de nombre de collecteurs des années 1960 aux années 1980 s’est surtout concentrée sur les patrimoines musicaux des personnes qu’ils visitaient. Soit que, comme Christian Oller, Jean Dumas ou Patrice Lejeune, l’activité de collecte ait été totalement imbriquée à leur pratique de la musique. Soit que, comme Sylvette Béraud-Williams, leur objet d’étude ait été directement centré sur les pratiques chansonnières. Pour autant, la musique et la chanson sont loin d’épuiser la richesse du patrimoine oral des habitants de ces territoires. Si, lors des veillées, des repas ou encore au travail, l’on chantait beaucoup, on y racontait également des histoires, des contes et des légendes.

Sylvette Béraud-Williams, de part sa posture ethnographique, son parcours universitaire (elle a fait des études de littérature avant de se tourner vers l’ethnologie) et sa relation avec Jean-Noël Pellen notamment (voir portrait), a tout de même enregistré plusieurs contes et histoires auprès des habitants des Boutières, et mettait cela en regard de la place des complaintes dans sa collecte, qui prenait selon elle la place du conte. (voir dossier doc Complaintes).

Le conte et la légende

Tous les récits que l’on peut entendre ici ne sont pas de la même nature. On peut faire une première distinction importante entre les contes populaires et les récits légendaires.

Le conte

Les contes sont des récits merveilleux, dont ni le lieu ni l’époque n’est clairement identifiée. Ils commencent ainsi presqu’invariablement par la formule « Il était une fois ». Par ailleurs, les personnages qui y évoluent sont des archétypes (le roi, le loup, la rivière). Pour toutes ces raisons, le conte est automatiquement identifié par l’auditeur (et par le conteur) comme un récit imaginaire. Notez que la chanson partage le même fonctionnement (à l’exception d’un répertoire à caractère historique notamment).

Du point de vue de la forme, le conte admet peu de variations, sa structure est relativement stable. Comme pour les chansons traditionnelles, des chercheurs et folkloristes ont tenté d’établir des classifications générales des contes. La plus répandue est la classification internationale ATU, du nom de ses trois contributeurs successifs : Antii Aarne, Stith Thompson et Hans-Jörg Uther. Parmi les grandes catégories de contes-types que la classification propose, une en particulier est particulièrement répandue dans les collectes en Ardèche et en Haute-Loire : ce sont les « contes-formulaires ». Ces contes sont moins définis par leur thématique, les personnages ou les événements qu’ils mettent en scène que par leurs structures, basées sur une accumulation d’événements, d’actions et/ou de personnages. Par exemple, les « randonnées », qui sont une des formes de ces contes-formulaires, sont des récits qui voient s’enchaîner une série d’épisodes dépendants les uns des autres jusqu’à un point où le récit repart dans l’autre sens, remobilisant la même suite d’épisodes jusqu’au point de départ.

Ce conte en occitan raconte les malheurs du paure Pilloun Picaire qui, ayant voulu sauter une rivière gelée, s’est cassé la jambe qui fut emportée l’eau. Le conte suit ensuite la chaîne du « plus fort que » : La glace est forte, mais le soleil est plus fort que la glace (il la fait fondre), et la feuille est plus forte que le soleil (il le cache), et la branche est plus forte que la feuille (elle le porte), etc. Viennent ensuite l’arbre, le mur, le rat, le chat...  Ces contraintes formelles de la randonnée, basée sur l’addition et la répétition, induisent une performance orale du conteur, toute en musicalité et en rythme. Yvonne Aunave précise d’ailleurs que son père racontait cette histoire avec force geste, en faisant une performance de la voix et du corps.

La légende

À l’inverse du conte, la légende est ancrée dans un espace-temps familier et reconnaissable. Les personnages légendaires sont identifiables, ils sont souvent nommés. Ainsi, par bien des aspects la légende revêt les atours de la réalité : elle est vraisemblable.  Elle met en scène des personnages historiques (ou qui auraient pu l’être) dans des situations réelles (ou qui auraient pu l’être) et des lieux existants.  Souvent, les légendes sont même inscrites dans l’histoire personnelle ou familiale de celui qui la raconte : l’histoire est arrivée à un parent ou à un proche, un ami d’un ami y a assisté. Ce procédé stylistique accentue encore le sentiment de véracité.

Le conte et la légende entretiennent donc des rapports différents à la vérité. Ils sont également caractérisés par des formes très différentes. Le conte a une forme  et une structure bien plus stable que la légende, qui admet de nombreuses variations de fond et de forme, notamment pour s’adapter au contexte dans lequel elle est exprimée.  La légende évolue selon les époques, les contextes et les conteurs. C’est une forme ouverte qui s’appuie également sur l’actualité et les faits divers.  En Ardèche, c’est notamment le cas à la fin du XIXe autour de l’affaire Joseph Vacher. Joseph Vacher, né en 1869 en Isère, fut exécuté en 1898 à Bourg-en-Bresse après avoir été accusé d’une trentaine de meurtres et de viols dans les campagnes du Sud-Est de la France, en Ardèche notamment. Vagabond, il commettait ses crimes au gré de ses errances.

L’affaire Vacher a été fortement médiatisée par la presse de l’époque, qui a contribué à construire et à populariser la figure de l’ « Étrangleur du Sud-Est » ou, au choix, du « Jack l’éventreur français« . Cette image fut également largement diffusée par la biais des colporteurs et des chanteurs ambulants (voir le dossier sur les complaintes, et en particulier les complaintes criminelles).  Ce faisant, la figure de Vacher s’est imprimé durablement dans l’imaginaire collectif des sociétés rurales de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. En Ardèche comme ailleurs en Auvergne-Rhône-Alpes, de nombreux récits autour de Vacher opèrent un glissement intéressant du fait divers vers la légende.  Il en est de même avec le personnage devenu légendaire du brigand Louis Mandrin.

Dans ce récit d’Yvonne Aunave et de Julie Burine, enregistré à Saint-Sauveur de Montagut en octobre 1982 par Sylvette Béraud-Williams, les deux femmes assurent que des membres de leurs familles ont fait la rencontre de Vacher, décrivent son passage et surtout ses crimes sanguinaires : selon leur histoire, il ne se contentait pas de violer, et de tuer, il buvait le sang de ses victimes. C’était un « vampire ». C’est précisément ici que se situe le glissement d’une sorte d’appropriation familiale d’un événément historique avéré à la création et la transmission d’une légende.

Les récits populaires, on y croit ou pas ?

La suite de l’extrait introduit plusieurs autres éléments des récits populaires, qu’on pourrait ranger dans la catégorie des récits de peur. Les deux femmes se souviennent ainsi des histoires que les adultes racontaient lors des veillées, pour faire peur aux enfant et se faire peur entre eux. Les histoires de trève y occupaient bonne place. La trève, c’est le revenant, le mort qui ne veut pas quitter sa maison et qui revient visiter ses proches. Ces histoires qui ponctuaient les veillées permettent d’aborder de nouveau la rapport ambivalent, ou incertain des conteurs et des auditeurs à la véracité de ces histoires. Une des informatrices s’interroge ainsi : « C’était même pas vrai, moi j’en sais rien ».

Pour l’historien médiéviste Jean-Claude Schmitt, cette « ambivalence fondamentale [qui] est le plus souvent reconnue à ces phénomènes par les informateurs […] fait obstacle à toute identification définitive et univoque de leur part [et constitue] sans doute la marque la plus certaine du récit populaire, face aux interprétations savantes». De fait, c’est l’expérience qui permet de donner un sens à ces événements, qui ne peut être donné d’avance.

Un parrallèle peut être dessiné avec la musique instrumentale, pour laquelle la transmission du répertoire s’accompagne souvent de récits vrais ou non autour de figures tutélaires dont le jeu et les façons de faire font école.