Les paroles des chansons traditionnelles
par AMTA | publié le 23 | 11 | 2020
En apparence, les paroles des chansons sont souvent très simples, répétitives et présentent régulièrement des « fautes » concernant la grammaire, les accords et la conjugaison du français académique. Elles semblent parler en priorité de rois, de reines, de princes, de soldats et surtout de bergères et de bergers. On les réduit souvent à du répertoire enfantin, à l’expression naïve du peuple des campagnes, à des sentiments simples et aux patois. La réalité d’un texte d’une chanson traditionnelle est très différente de ces croyances, nous allons vous le montrer.
Au premier abord, le texte d'une chanson traditionnelle peut faire sourire, par sa simplicité ou sa thématique, peut dérouter par sa syntaxe, son vocabulaire et ses étranges conjugaisons. On peut y voir quelque chose de désuet, de rural dans une acception un peu condescendante. On peut facilement réduire la chanson traditionnelle à du répertoire enfantin ou à une distraction légère, croire qu'elle n'est pas suffisament profonde et sérieuse pour s'adresser à des adultes.
Pourtant, si l'on y regarde de plus près, ces croyances tombent très vite et il n'est pas rare qu'un novice soit extrêmement surpris des sujets de ces chansons et de la façon de les aborder. La simplicité apparente est un leurre, ou plus exactement, elle laisse la place à l'imagination et la complexité.
Le propre d'une chanson traditionnelle est de présenter presque toujours plusieurs niveaux de lecture, d'aborder le monde à travers des images, des symboles et des analogies, permettant à chacun d'y reconnaître un peu de soi.
Son mode de transmission, par l'oralité, a un impact fort sur la facture textuelle, sur la façon d'organiser les mots, et de leur donner du sens. Nous vous proposons ici d'explorer plus avant le monde singulier que mettent en avant les paroles de ces chansons.
Les paroles des chansons sont partagées
Les textes des chansons traditionnelles ont la particularité d’être partagés sur tout le territoire francophone, occitanophone et francoprovençal : les mêmes chansons sont connues partout et sont l’expression d’un imaginaire collectif. Il arrive, bien sûr, de rencontrer des chansons spécifiques, très répandues sur un territoire donné, et quasi absentes ailleurs, mais ce phénomène est rare et reflète le plus souvent l'état de la recherche et de la collecte à un moment donné. On peut toujours retrouver une chanson spécifique ailleurs.
Une chanson traditionnelle n’est jamais originaire d’un lieu ou d’un territoire. Etant une expression collective partagée, la singularité d’une chanson, concernant son texte, se situe dans sa possible adaptation locale (parler, façon de dire), et dans la particularité de ses interprétations.
Presque 200 ans d’études des textes des chansons
Il faut savoir que la chanson traditionnelle a fait l’objet de nombreuses études et tentatives de classement, en particulier dans la deuxième moitié du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe. Le fait que les mêmes chansons se retrouvent partout, ainsi que certains thèmes épiques ou poétiques spécifiques ont attisé la curiosité des chercheurs.
Ces travaux se basent quasiment tous uniquement sur les paroles des chansons, et très peu sur la musique.
Patrice Coirault, et plus récemment Conrad Laforte, ont proposé un classement des chansons francophones, par thématiques pour l’un, par structures pour l’autre. Dans les deux cas, ils ont montré l’originalité de l’oralité, prouvé que les chansons se sont formées sans auteur ni compositeur au fil du temps.
Le catalogage des textes des chansons traditionnelles
Très tôt, c’est-à-dire depuis l’époque romantique et en particulier les écrits sur le Valois de Gérard de Nerval, la chanson traditionnelle a fait l’objet d’études et de mise en ordre. Les chercheurs et les folkloristes ont senti que les paroles des chansons étaient organisées d’une manière ou d’une autre, et que la répétition des thèmes, des motifs textuels, ainsi que le fait de retrouver les mêmes chansons partout avec des variations n’étaient pas dû au hasard.
Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle et les travaux de Patrice Coirault, puis les années 1970-1990 et les travaux de Conrad Laforte au Québec pour que la chanson de tradition orale en français (mais cela concerne aussi les chansons en langues vernaculaires) soit intégrée de façon quasi-exhaustive dans un système de classement. L'intérêt d'un classement, d'opérer un tri, est de révéler des modes de fonctionnement et de transmissions bien spécifiques.
Patrice Coirault et Conrad Laforte, défendent une fabrication spontanée des chansons et le passage d’une mémoire à une autre sur plusieurs générations pour polir, embellir et choisir collectivement ce qui fonctionne.
Ils ont tous deux mis au jour l’existence dans la mémoire collective de « chanson-type », d’histoires partagées dans les mémoires, qui n’existent jamais à l’état brut, mais uniquement à l’état d’interprétation et de variation. C’est-à-dire qu'une chanson résulte toujours du traitement d'un modèle abstrait, d'une ossature à partir de laquelle l’artiste chanteur brode et s'exprime à son gré.
Près de 3000 chansons-types ont été repérées, et le travail n’est pas terminé de nos jours. Il est donc incongru de se faire une idée des sujets abordés par ces chansons à partir de quelques exemples. On entend souvent que la chanson traditionnelle est "sexiste". Ce jugement montre une méconnaissance : si plusieurs chansons évoquent cruement la condition féminine avec des mots durs, ce n'est pas le cas de toutes les chansons. Pour ainsi dire, "tout le monde y passe". Chaque type de personnage peut être mis en scène de telle ou telle façon, et personne n'est épargné.
La chanson traditionnelle a la particularité d'être subversive et de remettre en cause toute forme de violence et d'autorité. On y trouve autant de moquerie que de violence, mais aussi de l'abnégation, de la philosophie et beaucoup de courage. Les paroles, en apparence simples, permettent une interprétation multiple. En clair, il n'est pas possible de réduire une chanson à un seul sens. Parfois, une même chanson peut être interprétée de façon contradictoire, et évoquer aussi bien une situation de harcèlement amoureux ou alors d'initiation sentimentale heureuse. La chanson en elle-même ne choisit pas, c'est l'auditeur ou l'interprète qui ira dans un sens plus que dans un autre.
Les paroles des chansons traditionnelles ne sont pas à prendre au pied de la lettre
illustration d'un petit format (Mon père avait 600 moutons, dé. Martin Cayla, détail), coll. AMTA
Une chanson traditionnelle tisse donc tout un réseau de significations possibles. Et il est tout-à-fait possible d'y appliquer les règles classiques de l'exégèse, en posant l'existence de quatre niveaux de signification superposés. Dans ce cas, il faut se méfier des apparences et faire attention ! Une chanson de bergère ne raconte pas la vie d’une bergère, mais évoque l’état d’une jeune fille en général à travers une situation particulière. Les textes font donc intervenir des personnages types qui peuvent métaphoriquement représenter une partie de la population ou une disposition particulière, ou même une qualité personnifiée, voire un état intérieur. La bergère gardant ses moutons évoque plus largement toute jeune personne seule à l’écart, dont la situation est propice à toutes sortes d’aventures, et dont la jeunesse évoque la possibilité d'une transformation. En général, les personnages de bergers ne sont pas les même au début et à la fin de la chanson : ils représentent des individus en transformation, soumis à des changements, voulus ou non. Nous pouvons dire qu'une chanson de bergère porte alors une dimension "universelle", sans se limiter à un sens "social".
La chanson traditionnelle s’apparente au conte : elle présente des situations et des histoires composées de métaphores, d’images, de symboles et d’archétypes qui sont représentatifs ou suggestifs. Elle présente systématiquement plusieurs niveaux de lecture et de compréhension simultanés et il n’est pas suffisant de s’arrêter à un simple sens littéral, beaucoup trop réducteur, mais pourtant bien présent. Ce mode de fonctionnement est constitutif des arts de l’oralité en général, chacun prend ce qu'il peut y prendre. Les personnes "terre à terre" y trouveront leurs comptes, au même titre que des esprits plus éthérés. Il s'agit là, avec la chanson, d'avoir un outil puissant, capable de contenir en lui en même temps plusieurs visions du monde différentes.
Pas de pensée unique avec la chanson traditionnelle.
De quoi parlent les chansons traditionnelles ?
Les chansons parlent principalement des relations humaines, quelles qu’elles soient, et des difficultés liées aux différents obstacles qu’elles rencontrent. Ces relations sont à prendre à la fois dans un sens social, mais aussi symbolique et spirituel. La situation des personnages types mis en jeu est souvent un prétexte à aborder un sujet ou plusieurs sujets, dont certains sont cachés, ou si l'on veut, "tabous". On dit sans dire, ou en ne disant qu'un peu, ce qui renforce considérablement le message. Par ailleurs, toutes sortes d'obstacles (code sociaux, bienséance, etc...) se dressent contre la chanson, souvent subversive. Pour la chanter, il faut cacher les mots derrière une innocence apparente. Ainsi, la chanson aborde à mots couverts, avec beaucoup de pudeur et de délicatesse, des sujets souvent rejetés : l'impuissance masculine, l'inadaptation sociale, le plaisir sexuel féminin, les crimes, l'inceste, la trangression des codes sociaux et religieux, la sorcellerie et la magie, les amours "contre nature", etc...
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Les relations amoureuses sont les plus fréquentes, présentant tous les cas de figures imaginables :
- Amours impossibles
- Amours partagés secrets
- Amours non partagés
- Rencontres
- Séparation
- Demande en mariage
- Vie du ménage
- Relations déséquilibrées ou inattendues
- Les relations parents-enfants sous la forme de conflits générationnels sont également très fréquentes. La plupart du temps, les chansons relatent des disputes. De nombreuses chansons font état d’actes criminels (parricides, infanticides, incestes, etc)
- Les relations hiérarchiques (de soumission à une autorité) ou de classes sociales sont omniprésentes, que ce soit dans la vie militaire ou moins fréquemment dans la vie professionnelle (vie ouvrière). Ces relations sont présentées la plupart du temps dans des histoires qui exposent à travers des actions les difficultés liées au déséquilibre de la hiérarchie. Il est très rare que la chanson soit l'objet d'une revendication directe engagée. C'est l'histoire et son déroulé qui suggèrent en filigrane la lutte sociale ou la révolte contre l'autorité. Il est extrêmement courant que cela passe par le comique, les personnages puissants étant moqués et réduits à des fantoches carnavalesques.
Toute une partie du répertoire aborde les relations de façon métaphorique, en personnifiant des animaux par exemple. Les sujets apparents des chansons (les chansons à boire, ou les chansons de table, les chansons religieuses) mettent toujours en scène des humains en relation et les difficultés liées à ces relations, sans simplification, en maintenant de la complexité, nécessaire à la nuance et à la vraisemblance. Par exemple, une chanson d'ivrogne évoque à travers le plaisir de la bouteille la solitude ou la souffrance du personnage quand la chanson de table va vanter la convivialité et le partage, les deux en décrivant l'excès. Le bonheur excessif ou le malheur excessif, on comprend qu'il n'y a pas de dualité, ni bien, ni mal, mais de la nuance.
Le style des paroles des chansons traditionnelles
On reconnaît assez facilement le style des paroles d’une chanson traditionnelle, à plusieurs niveaux.
1 - D’abord, le texte est composé de motifs archétypaux tous prêts à être assemblés au bon vouloir du chanteur : ex : L’a pris par sa main blanche ou Elle est plus belle que le jour ou ça ne se rend pas comme de l’argent prêté ou encore Rossignolet sauvage, puis Celui qui a fait cette chanson, etc.
Le rôle de ces clichés textuels n’est pas de simplifier la pensée, bien au contraire, mais de favoriser la mémoire, l’analogie, et la variation à l’infini de telle ou telle image. La plasticité de ces archétypes textuels est telle qu’elle permet d’exprimer des sentiments ou des situations très complexes et de façon très fine.
À la façon d’un jeu de Lego, leur assemblage aux multiples possibilités permet le développement de l’imagination.
2 - Aussi, une seconde caractéristique des textes des chansons traditionnelles est-elle la répétition. On répète dans une même chanson une formule ou un refrain. On répète d’une chanson à l’autre un archétype textuel.
Cela permet de passer d’une chanson à une autre : de commencer une histoire à partir de telle chanson, et de la finir à partir de telle autre. Ces répétitions de motifs, très présentes, permettent au chanteur de réagir très vite en cas de trou de mémoire notamment, mais aussi d’adapter la chanson à ce que l’on est en modifiant ce qui ne nous plaît pas. La structure des textes des chansons permettent alors beaucoup de spontanéité, voire d'improvisation. Dans tous les cas la modification est toujours possible. Il n'est pas étonnant de retrouver des centaines de variations différentes d'un même chanson, que l'on reconnaît malgré tout !
3 – Les fautes de français ! Au premier abord, les paroles de chansons traditionnelles sont bourrées de fautes de français, si l’on se réfère au français standard académique, que ce soit au niveau des conjugaisons (et en particulier le passé simple) ou aux niveaux syntaxique et grammatical.
Il ne faut pas se fier aux apparences : ces « erreurs » ont la plupart du temps une origine simple qui est, en ce qui concerne notre territoire, l’occitanisation ou la francoprovençalisation des textes : beaucoup de tournures sont des translations directes en français d’un parler local issu d’une autre langue. Par ailleurs, les conjugaisons fantaisistes sont une liberté que permet la licence poétique ou la contrainte de la rime.
Dans tous les cas, ces écarts par rapport au français standard ne sont pas des erreurs montrant l’ignorance ou le manque d’éducation linguistique du peuple. À la façon du conte, la chanson signale simplement : ici, nous sommes dans le monde de la chanson, ou les images poétiques sont légion, ou les conjugaisons sont libres, ou la syntaxe est étonnamment souple, ou les systèmes du discours sont brouillés. Nous savons, par ces moyens, que nous ne sommes pas dans la vraie vie, mais dans le monde particulier et imagé de la chanson, où on a le droit de dire ce qui est interdit, de faire ce qu’on n’oserait pas.
La dimension cathartique de la chanson passe par la liberté fondamentale d’intervenir sur la forme même du texte et de la langue.
Les textes des chansons traditionnels sont-ils très anciens ?
Dater une chanson de tradition orale de façon précise est extrêmement difficile, et plonge le chercheur dans une véritable archéologie culturelle et historique. La datation peut être très différente selon le type de répertoire : des couplets à danser sont inventés ou détournés par les musiciens contemporains, alors que certaines chansons narratives semblent émerger du moyen âge. Certaines encore évoquent des faits historiques connus et peuvent par déduction être datées, du moins sait-on que la chanson en question n'existait pas avant le fait historique indiqué.
On peut dire que chaque chanson est un cas particulier et doit être prise dans son ensemble (paroles, musique, différentes versions, etc...). On sait également que la transmission d'une mémoire à l'autre s'accompagne de petites ou de fortes modifications.
La publication d'ouvrages et de recueils de textes depuis le XVIe siècle a permis de conserver et de retrouver de nombreuses chansons, en tout cas des inspirations. Faute de mieux, ces ouvrages font autorité et servent de références. Mais nous n'avons aucune indication ni aucune connaissance sur l'interprétation et la façon dont ces chansons étaient chantées pour les plus anciennes.
Certains chercheurs comme Patrice Coirault ont retrouvé des éléments permettant de dire qu'une version de telle chanson existait à tel moment : cela ne veut pas dire qu'elle n'existait pas avant. Ces recherches-là sont passionnantes, touchant à la fois à l'ethnologie, à l'histoire et à la littérature.
Ce qui est sûr est que le répertoire est toujours en génération, produisant sans cesse de nouvelles versions. Il n'est pas possible de considérer ces chansons uniquement dans leur lien avec les cultures anciennes et les régimes anciens. Si l'origine ou l'inspiration peut remonter loin, ce n'est pas toujours le cas.
La chanson, lorsqu'elle est chantée, est toujours l'expression contemporaine du chanteur et la compréhension immédiate de l'auditeur. Ces chansons se frottent toujours aux valeurs d'une société.
Ainsi, entre la chanson dont on a des traces au XVe siècle, celle dont on connaît une version au XVIIIe, cette autre évoquant la guerre de 1870, et un couplet à danser grivois donné par un musicien en 1987, il est possible de couvrir toute l’histoire moderne (par opposition à antique) de l’humanité depuis la fin du moyen-âge.
Les paroles sont souvent simples et suffisamment vagues pour ne pas s’attacher explicitement à telle ou telle époque, ce qui est le cas pour la plupart des chansons. Vouloir les dater relève d’un travail d’une très grande érudition et n'a d'intérêt que de permettre de comprendre comment la chanson s'est diffusée, et ce qu'elle raconte de la culture de telle ou telle époque.
La même chanson, avec le même texte et le même mélodie, n'a pas le même impact, ni tout-à-fait la même signification lorsqu'elle est chantée à différentes époques : un public de la fin des années 1950 ne recevra pas les mêmes choses qu'un public de 2020. Une chanson peut-être considérée drôle au moment de son enregistrement en 1962, et sonner de façon tragique et dramatique à nos oreilles contemporaines.
Lorsqu'il est possible de dater une chanson, on peut s'interroger aussi sur sa réception, sur son impact à l'époque de sa création, et aux différentes époques qu'elle aura traversées.
Bien évidement, avec une telle porosité, la chanson de tradition orale s'attache aux modes du moment, à telle ou telle génération plus qu'une autre, dans tous les cas faisant appel aux sensibilités contemporaines.
Ce qui nous étonne encore aujourd'hui, c'est son incapacité à tomber totalement dans l'oubli, et sa capacité de raconter notre monde.
Pour aller plus loin, voir : Qu’est-ce qu’une chanson traditionnelle ?
Texte rédigé en 2020 et complété en 2024 par Eric Desgrugillers.