Appropriation et transmission : une affaire de survie

Non, ne tentez pas de reconnaître le pays auquel appartient cet hymne ! Ce dernier n’a encore résonné dans l’enceinte d’aucun grand stade sportif, ni rythmé la moindre commémoration historique nationale, pas même accueilli quelque ambassadeur étranger sur le tarmac d’un aéroport.

Cet hymne, c’est « l’Hymne intergalactique de Villeurbanne », création collective des élèves de CM1/CM2 de l’école élémentaire Ernest Renan, sous la houlette du talentueux compositeur Gilles Pauget, réinterprété dans cette archive par les élèves de Terminales spécialité musique du lycée Vincent d’Indy de Privas, en Ardèche. Une œuvre représentative, résolument multiculturelle, écrite par le peuple, pour le peuple, et que le peuple s’arroge le droit de s’approprier : une évidence, pour un hymne, me direz-vous ? Pas si sûr… car l’appropriation et la transmission du répertoire hymnique ne vont pas de soi, même si elles sont les plus sûres garantes, comme pour toute musique traditionnelle, de la longévité et de la pérennité d’une œuvre musicale. Si les hymnes nationaux du monde ne sont pas tous parvenus, loin s’en faut, à résoudre l’équation de cet idéal, c’est que la réalité historique, dans toute sa complexité, en a bien souvent décidé autrement. En matière d’hymne, comme dans beaucoup de domaines, il y a théorie et pratique !

Les hymnes anciens, qui font office de modèles à tous leurs successeurs, s’en sortent plutôt avec les honneurs. Le God save the king, La Marseillaise, l’hymne impérial allemand ou tsariste russe ont fait très tôt l’objet de transcriptions, de paraphrases, de citations ou d’emprunts en tous genres : Parmi les plus connus, Schumann[1], Liszt[2], ou encore Tchaïkovski[3] pour ne citer que les compositeurs les plus connus. Ces appropriations techniques montrent qu’un hymne est avant tout un matériau mélodique au même titre que d’autres thèmes populaires. Mais elles laissent également entrevoir qu’une mélodie, quelle qu’elle soit, si elle transcende les genres, a plus de chance de survivre. La naissance même de l’hymne allemand, dont la mélodie est empruntée à un quatuor à cordes de Haydn, nous rappelle à quel point l’objet « hymne » navigue entre musique savante et populaire.

Quatuor « Emperor », opus 76, n°3, II- Poco adagio, Joseph Haydn

Version pour chœur et orchestre de Das Lied der Deutschen

Pourtant, la tentation fut grande pour les hommes et les instances du XXe siècle, de céder à une sacralisation excessive du répertoire : les interprétations officielles se figent dans un certain protocole et les tentatives de réinterprétation n’ont pas toujours reçu l’approbation générale. Ainsi, l’interprétation du God save the queen doit durer 18 secondes exactement ! De même, le ralentissement de La Marseillaise, voulu par le président Valéry Giscard-D’Estaing, ne durera que le temps de son mandat. Enfin, la contestation d’une réinterprétation atteint son paroxysme avec le scandale qui entoura la création de Aux armes, et cætera, très controversée « Marseillaise reggae » de Serge Gainsbourg en 1979, seul artiste, pourtant, à faire entendre au grand public, depuis bien longtemps, d’autres couplets que celui de la version officielle[4]. En presque deux siècles et demi d’existence, La Marseillaise a survécu à plus d’une dizaine de versions, et bien plus encore de reprises et de parodies. S’en trouve-t-elle affaiblie pour autant ?

Les hymnes africains, une exception ?

En Afrique, il existe quantité d’hymnes qui n’ont jamais vraiment fédéré l’enthousiasme des foules citoyennes et passé la barrière de la notoriété internationale. L’emblématique hymne multiculturel Nkosi Sikelel'iAfrika/Die Stem, hymne sud-africain multilingue né de la juxtaposition d'un hymne préexistant et d’un chant africain, fait ainsi figure d’exception. De même, l’hymne militant Kassaman (hymne algérien), résolument polémique, est le seul à souder tout un peuple, ici dans un sentiment anti-français en pleine Guerre d’Indépendance. Il faut dire, par exemple, que les hymnes des ex-colonies de l’Empire colonial français[5], censés représenter les nouveaux pays dès le lendemain des Indépendances (majoritairement autour de 1960), sont composés pour la plupart par des hommes d’église européens ou des élites locales ayant été formées à l’école des missionnaires. Ils présentent, de fait, peu de caractéristiques locales et lissent soigneusement toute référence trop marquée à la période coloniale. En résultent des hymnes souvent consensuels, peu représentatifs.

Hymne national du Niger

De plus, entendus la plupart du temps dans leur version protocolaire, interprétés par des phalanges orchestrales de type occidental (fanfare ou orchestre d’harmonie), ils peinent, musicalement, à susciter une véritable liesse populaire, ou à pénétrer la sphère privée. Pas étonnant, dès lors, que la jeunesse des Indépendances se reconnaisse davantage dans des chansons comme l’Indépendance Cha-cha (1960) de Grand Kallé et l’African Jazz, ou Birth of Ghana (1957), de Lord Kitchener, historiquement plus proches des influences locales et nourris d’influences jazz et caraïbéenne (Calypso), que dans la musique des fanfares officielles.

Dernier legs du colonisateur au colonisé, l’hymne national, œuvre désincarnée inscrite dans une tradition protocolaire figée, vide de sens et de pratique, n’est, dès lors, respectée que comme symbole constitutionnel, au même titre que le drapeau ou la devise.

Un réveil tardif

C’est en toute liberté et avec l’assurance de leurs 17 ans que Léa, Line, Roméo, Gabin et Margaux, tous élèves de la spécialité musique du lycée Vincent d’Indy de Privas, se sont approprié la version originale de l’hymne de Villeurbanne, enregistrée par les musiciens de l’ENM[6]. Ils ont fait le choix de le mâtiner d’un folk-rock de bon aloi, plus proche de leur sensibilité, ralentissant le tempo initial, ajoutant un solo de guitare électrique inspiré, écourtant la seconde partie en enrichissant son harmonie, ou prenant encore quelques libertés avec la mélodie principale.

Cet acte de réappropriation salutaire, en apparence anodin, a mis, en vérité, presque 50 ans à voir le jour en Afrique, coïncidemment aux commémorations du cinquantenaire des Indépendances, lors desquelles toute une nouvelle génération semble avoir (re)découvert son histoire, comme réveillée d’un long sommeil amnésique[7].

Encore cela ne se fait-il pas sans réticences : en 2016, l’artiste Amine Ayedi a vu sa version revisitée de l’hymne tunisien (joué au mezoued, la cornemuse tunisienne traditionnelle, utilisée dans le répertoire du « rboukh »), vivement critiquée et retirée des réseaux sociaux où elle avait été postée, pour des raisons de droits d’auteurs.

Néanmoins, ces dix dernières années ont vu fleurir sur les réseaux des tentatives de réinterprétations, soit en langue locale[8], soit sur instruments traditionnels, soit en empruntant les codes des musiques actuelles (amplifiées ou non[9]). Le producteur Zeynoul Sow, en particulier, a fait appel en 2019, à des musiciens nationaux célèbres (Baba Maal, Souleymane Faye ou encore Omar Pène) pour donner vie à l’album « Sénégal », où figure en bonne place une réinterprétation de l’hymne Le Lion rouge.

Zeynoul Sow - extrait séances d'enregistrement hymne national

Au-delà de la légitime remise en question des paroles de certains hymnes, encore fortement teintées de colonialisme[10], c’est donc la musique des hymnes qui intéresse aujourd’hui les artistes, celle-ci participant autant que les mots à leur représentativité. Alors que ces premiers hymnes des anciennes colonies semblaient enterrés dans les protocoles non représentatifs, ils ressortent aujourd’hui dans les démarches créatrices des artistes africains du XXIe siècle. En quête d’identité et d’histoire mémorielle, ils interrogent à nouveau cet objet sonore pour lui redonner sens et prouvent leur volonté de réécrire leur rapport à l’Histoire.

De Villeurbanne à Privas, de Tunis à Dakar, c’est sur le chemin du libre questionnement que les hymnes du Monde trouvent leur salut et leur force.

Stéphane Vatai.


[1] Dans le lied « Die beiden Grenadiere », opus 49, n°1 (1822) et dans l’Ouverture Hermann und Dorothea opus 136 (1851), Robert Schumann reprend la mélodie de la Marseillaise.

[2] God save the Queen, S235 (1841)

[3] Ouverture solennelle 1812, opus 49 (1880), qui superpose la Marseillaise et l’hymne russe.

[4] Les sixième et septième strophe, en l’occurrence, qui débutent respectivement par les mots : « Amour sacré de la Patrie, conduis, soutiens nos bras vengeurs... » et « Nous entrerons dans la carrière, quand nos aînés n'y seront plus... » (strophe dite « des enfants »).

[5] Il s’agit là de notre corpus primaire de recherche, notre travail portant sur « L’influence du processus de décolonisation sur la création, la composition et la diffusion des hymnes nationaux africains » (thèse en préparation depuis 2018).

[6] École Nationale de Musique, Danse et Art Dramatique de Villeurbanne.

[7] Dans certains pays, comme le Mali ou le Burkina-Faso, un premier réveil, consécutif à la chute des régimes monopartites instaurés après les Indépendances et en vigueur jusqu’au début des années 90, avait déjà suscité un intérêt nouveau pour les hymnes de l’indépendance, réadoptés pour l’occasion, sans donner lieu toutefois à des réinterprétations.

[8] Rappelons que beaucoup d’hymnes africains écrits à l’Indépendance le sont en français, langue véhiculaire et administrative enseignée pendant toute la période coloniale.

[9] Voir notre playlist en fin d’article.

[10] L’exemple ancien du Cameroun, dont les paroles de l’hymne, écrites en 1928, ont été changées en 1956, et ceux, plus récents du Niger, qui a changé totalement d’hymne le 22 juin 2023, et de l’Algérie, qui a réintroduit le couplet « anti-français » de la version originale, montrent assez combien l’objet littéraire et sonore « hymne » possède encore une grande charge symbolique.

Pour aller plus loin :

Voici les interprétations « non-officielles » et plutôt enthousiasmantes de deux hymnes africains (et de la Marseillaise !), avec en regard, leurs interprétations protocolaires !

- Hymne du Cameroun :

- Hymne de la République du Congo (Brazzaville) :

- La Marseillaise :

Crédit photo : CMTRA.