Eugène Amblard, un violoneux pas comme les autres !
par AMTA | publié le 31 | 07 | 2024
Chaque violoneux a sa particularité, sa personnalité, sa signature, et n'est pas, par conséquent, comme les autres. Mais Eugène Amblard présente des traits bien spécifiques, avec une vision de la musique qui lui est propre.
Un violoneux parmi les plus collectés
Eugène Amblard, selon certains collecteurs, n'est pas le violoneux le plus "artiste" ni le plus "musicien". Il n'a peut-être pas la verve et la virtuosité d'un Joseph Perrier, ou encore l'invention mélodique et ryhmique d'un Alfred Mouret avec qui il partage cependant de nombreux traits stylistiques.
Ces jugements, si fondés soient-ils, sont à nuancer. Mr Amblard est un informateur incontornable quand il s'agit de l'histoire des violoneux de l'Artense, par sa connaissance d'autres violoneux d'une part, et par ses nombreux témoignages éclairant. Il fait partie des violoneux qui ont le plus été collectés. Voilà quelques exemples (ce n'est pas exhaustif!) :
Michel Berger le rencontre 1 fois en 1976.
Olivier Durif le rencontre à trois reprises en 1977 (dont une avec Jean-François Chassaing), et 1 fois en 1983, avec Sylvie Heintz, à quoi il faut ajouter le "repiquage" d'une cassette enregistrée par Eugène Amblard lui-même faisant entendre un momnt de musique partagé avec son complice Alfred Mouret.
Eric Cousteix l'enregistre à 8 reprises entre 1983 et 1986 ; Jacques Lavergne l'enregistre deux fois en juin 1985 et décembre 1986 pour l'AMTA.
Raymond Manaranche l'enregistre 1 fois à l'accordéon.
Lors de ces enquêtes, il joue, bien entendu, du violon mais aussi de l'accordéon, il chante et il raconte. Raconter semble nécessaire, dire le vécu est un moyen de partage.
Eugène Amblard en 1986 (cliché François Breugnot)
Un violoneux qui se collecte lui-même
Eugène Amblard en 1986 (cliché François Breugnot)
Mais ces rencontres où il partage son répertoire et sa vision de la musique ne sont pas tout. Eugène Amblard a pour ainsi dire un petit secret : c'est une petite caisse en bois contenant des cassettes audios sur lesquelles il s'est enregistré lui-même à l'aide d'un magnétophone à cassette. Son fils Raymond a apporté cette caisse à l'AMTA en septembre 2017. Les cassettes ont été numérisées. La découverte du contenu est surprenante !
Eugène Ambard a fait ce qu'aucun autre violoneux a fait, à notre connaissance, à savoir s'enregistrer lui-même afin de sauvegarder son répertoire (et de le partager, nous le verrons), mais surtout il rejoue sur ses propres enregistrements en s'enregistrant à nouveau. En "re-re", comme on dit, dans le milieu des musiciens (Re-recording en anglais, technique d'enregistrement en studio très prisée dans les années 1980, importée en France en 1960 et "inventée" par John Reid pour Sydney Bechet lors de la séance d'enregistrement du 18 avril 1941).
Nous pouvons alors écouter des morceaux joués à deux violons, avec un son et une énergie qu'on ne lui connaissait pas, et qu'il n'a pas montré aux collecteurs (par pudeur?), faisant alors de lui, à l'écoute de ses cassettes, un violoneux de premier plan. Autrement dit, Eugène Amblard utilise le "re-re" alors que cette technique n'est utilisée que dans les grands studios et n'est pas encore totalement démocratisée.
Il s'enregistre à deux voix, comme il le note lui même, à "deux violons", au violon et à l'accordéon, en rajoutant de temps en temps quelques couplets chantés.
voici trois extraits représentatifs de ces cassettes, que nous allons commenter :
Alfred Mouret et Eugène Amblard en 1977 (cliché Jean-François Chassaing)
Une esthétique musicale forte !
Eugène Amblard joue à sa façon, et a en commun avec son compagnon de musique Alfred Mouret une découpe rythmique marquant chaque temps, en particulier sur les mazurkas. Ce marquage du temps est fait aux pieds chez Alfred Mouret, mais il est intégré, sous-jacent et intuitif chez Eugène Amblard, on le sent à l'intérieur de sa musique. Cela lui donne une dynamique bien particulière.
Très curieusement, lorsqu'il rejoue sur lui-même, la superposition des deux sons de violon (c'est le même instrument et la même façon de jouer) renforce de façon marqué chaque traitspécifique du jeu : le son grossit, la cadence s'accentue, les ornements se dynamisent, et la musique qu'Eugène Amblard a dans la tête apparaît, comme par magie.
En plus du "re-re", Eugène Amblard découvre le "doubling" ou "double tracking", une autre technique de studio assez typique des années 1980 c'est-à-dire l'enregistrement doublé d'une même mélodie, soit par doublement de la piste audio, soit par réenregistrement (re-re).
Il y a donc beaucoup de modernité dans la pensée musicale d'Eugène Amblard qui réalise ces enregistrements par plaisir technique (c'était un incroyable bricoleur!) et parce que "ça sonne mieux".
Il peut d'autant plus le faire que l'unisson qu'i réalise sans trucage est absolument parfait. Au violon seul, on peut trouver qu'il joue bien, mais à deux violons, quel style ! Cela montre que tout, dans sa musique, est prévu, pesé, ancré dans le geste. Il n'y a aucune approximation que ce soit dans la durée des notes, dans les relances, dans les ornements, dans les articulations, dans la durée oscillatoire les vibratos.
Dans le dernier extrait, il joue la dernière tourne de la bourrée une corde en-dessous, ce qui repousse la mélodie une quinte plus bas qu'il superpose à la mélodie jouée normalement. Cela crée une forme d'accompagnement en deuxième voix parallèle avec une couleur très intéressante.
Quand Eugène Amblard joue, il pense à deux violons !
Par ailleurs, comme vous pouvez l'entendre dans ces trois morceaux, les versions mélodiques et rythmiques qui sont les siennes sont très intéressantes et diffèrent sensiblement des versions standard.
Eugène a sa patte. D'ailleurs, dans les sessions instrumentales improvisées d'aujourd'hui, lorsqu'on joue Conscrit quand tu partiras, c'est la version d'Eugène Amblard qui s'impose. Il y a une simplicité dans sa musique, alliée à une forte solidité de style. Le résultat est, comme pour Joseph Perrier, qu'on n'oublie ni ses mélodies ni le son de son violon.
Voilà un air de scottish qu'il tenait de "Trénou"", fameux violoneux de Chambourguet qui fut un de se initiateurs. Cet air de danse a été enregistré par Eric Cousteix en décembre 1983.
Eugène Amblard, collecteur des autres
Mais ce n'est pas tout !
Notre violoneux, avant même l'arrivée des collecteurs, commence à enregistrer lui-même, sur le répertoire traditionnel auvergnat, ses voisins, voisines et connaissances. Il a la conscience nécessaire pour agir lui-même contre l'oubli. Sauvegarder ces morceaux-là, la langue auvergnate, qui semblent si important pour lui.
Il enregistre son compère Alfred Mouret, Catherine Gatignol, Alexandre Bapt, un certain Martin, et un dialogue avec Joseph Perrier.
voilà un extrait de ses propres enquêtes :
Catherine Gatignol, lors de l'inauguration de la cassette Musique du canton de La Tour d'Auvergne (1987) - détail (coll. Eric Cousteix)
En conclusion
Eugène Amblard est une personnalité attachante aux multiples facettes, débordant d'énergie, toujours enthousiaste, avec un amour immodéré pour la mécanique et la musique. Le voici ci-dessous nous parlant de lui, de sa vie de musicien.
Nous vous proposons enfin pour finir cet article un diaporama réalisé par sa fille Marie-Claire et son fils Raymond en 2016, retraçant des périodes et moments marquants de sa vie, à partir d'une enquête réalisée par des enfants d'une classe de cours élémentaire en 1985.
Voir le diaporama sur la base interrégionale du patrimoine oral
Quelques références à consulter :
Article wikipédia sur le Re-recording : https://fr.wikipedia.org/wiki/Re-recording
Article wikipédia sur le Double tracking : https://fr.wikipedia.org/wiki/Doublage_(musique)
Mémoire Le violon populaire en massif central d'Olivier Durif, 1993
Enregistrement publié d'Alfred Mouret : Saint-Donat, collection Portrait de musicien, Modal, CRMTL, AMTA.
Publication en ligne des enquêtes réalisées auprès d'Eugène Amblard
Cassette audio publiée Musique du canton de La Tour d'Auvergne, AMTA, 1987, sur laquelle on entend Eugène Amblard
Article concernant Eugène Amblard sur le wikisite Violoneux.fr (ce site très bien fait réunit un nombre considérable d'informations très intéressantes et très précieuses sur les violoneux, mais comporte de fait quelques erreurs pour lesquelles nous attirons votre vigilance, si vous y rencontrez des contradictions).
un article sur le style de jeu d'Alfred Mouret Les mazurkas d'Alfred Mouret, que l'on retrouve (un peu moins marqué mais bien présent) chez Eugène Amblard.
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Eric Desgrugillers