Les brigands à l'auberge
par AMTA | publié le 19 | 09 | 2024
Il s'agit du titre type (d'après le catalogue de Patrice Coirault) d'une chanson traditionnelle particulièrement rare, dont il n' a été relevé que quelques versions par écrit, au début du XXe siècle. Nous réunissons ici les deux seules versions enregistrées connues à ce jour.
Une chanson très rare
Cette chanson a été cataloguée par Patrice Coirault sous la cote : 9508 Les brigands à l'auberge. Son titre en français cache une chanson connue principalement en occitan comme le montre les versions que nous allons présenter. Toutes les versions connues semblent incomplètes, dans le sens où elles présentent des épisodes différents, ainsi que des "trous" dans l'histoire"
Victor Smith a dû comparer les quatre versions qu’il a recueillies par écrit dans l'est de la Haute-Loire et en Ardèche pour comprendre l’histoire dans son entier. La version enregistrée de Pierre Chapuis en 1981 est également incomplète, tout comme celle enregistrée par Jean Dumas vingt ans pus tôt, à la différence près que ces deux versions sont parfaitement complémentaires : ce qui n’est pas dit dans une version l’est dans l’autre !
La particularité de cette chanson est sa rareté d’une part, et le fait qu’elle n’ait été trouvée qu’en occitan et en catalan. Victor Smith, qui a en particulier publié ses recherches dans la revue Romania, en a recueilli quatre versions textuelles entre 1872 et 1874, dont une auprès de la célèbre Nannette Lévesque (1). Félix Arnaudin a publié la seule notation musicale connue, et le seul autre texte se situe dans le recueil d’Auguste Thouard de 1910 Quand me bressavoun […] veios chansouns et prouverbes.
Les enquêtes plus récentes (enregistrements 1950-1990) en confirment la rareté : aucune trace dans la base de données bretonne de DASTUM, aucune trace dans le portail documentaire du Conservatoire Occitan à Toulouse, aucune trace non plus au CERDO dans le Poitou. Aucune mention dans les autres centres que l'AMTA participant à la Base Interrégionale du Patrimoine Oral…
Les deux versions enregistrées sont à ce jour les seules connues sur le territoire français et sont toutes les deux en occitan, dans le même parler.
(1) Nannette Lévesque, conteuse et chanteuse du pays des sources de la Loire. Édition établie par Marie-Louise TENÈZE et Georges DELARUE. Paris, Gallimard, 2000.
Une chanson très étrange
Cette chanson semble raconter plusieurs histoires en une seule, chaque personnage vivant ce qui est raconté d'une façon différente, se cachant l'un à l'autre par jeu de masques interposés.
Nous avons d'abord le cadre de l'histoire, le lieu, l'auberge dont la disposition spatiale permet l'intrigue. L'auberge en elle-même n'est pas décrite, mais oppose le dedans au dehors, et l'étage au rez-de-chaussée. Suivant les versions, on comprend le danger que représentent es allées et venues des personnages dans les différents plans de l'espace.
Les personnages ne sont pas ce qu'ils sont. La servante, qualifiée de "fine" joue le rôle central en démasquant les brigands et en sauvant l'auberge et ses habitants. À la fin de l'histoire, elle quitte sa position de servante pour devenir l'égale du maître, en étant sa femme ou sa bru selon les versions. Les brigands qui représentent le danger sont présentés de façon très innocente, sous les traits de vieilles femmes (ils se sont déguisés pour réaliser eur forfait), puis sous les traits de simples soldats magnanimes, quittant les lieux en félicitant a jeune fille qui les a démasqués et en conseillant au maître de la marier. Le maître qui accueille les brigands déguisés au second couplet est absent pendant toute la chanson.
Ce qui crée le sentiment de danger sont les allées et venues de la servante qui a compris ce qui se trame, ainsi que qu'une chose qui n'est ni nommée ni dite, et qui constitue pourtant le noeud de la narration : dans l'imaginaire colectif, l'auberge est le lieu où l'on tue.
Tout le monde garde en mémoire des faits imaginaires (voir la nouvelle L'Auberge Rouge d'Honoré de Balzac, 1831 (1)) ou réels, arrivés ici ou là, et racontant des meurtres commis dans des auberges, comme à l'auberge de Peyrebeille (2) qui portait de façon prémonitoire le même nom que la nouvelle de Balzac.
Une pièce de théâtre populaire de 1830 écrite par le dramaturge Eugène Scribe s'intitule L'Auberge ou les brigands sans le savoir. (lien pour lire en ligne)
(1) voir la nouvelle en ligne sur Wikisource
(2) Le drame de l'Auberge de Peyrebeille a donné lieu à l'écriture de plusieurs complaintes. On y rattache aussi, alors que les chansons préexistaient, certaines versions criminelles dans la tradition orale. (voir un article à ce sujet)
Caricature de Scribe, en pied, tenant un couteau dans la main gauche, par Nadar (entre 1855 et 1859), Paris, BnF.
Les deux seules versions enregistrées connues
Voici la version enregistrée par Pierre Chapuis, au début des années 1980, auprès de madame Januel de Saint-Julien-Chapteuil en Haute-Loire. Nous avons indiqué plus bas les "trous" ou couplets manquants par le signe : [...].
Transcription (par Didier Perre) :
1 - Èran tres femnas vèlhas e là (bis)
Poian pus caminar laderi ton laderi tanla
Poian pus caminar laderi ton ladelalà
2 - Anèran vès mon mèstre
D’mandèran t-a coijar
[...]
3 - Sortiguèran defòra
Se botèran t-a fiular
[...]
4 - La sarventa plus fina
La pòrta ne’n fermar
5 - Ò bada-nos sarventa
N’èram mas anat pissar
[...]
6 - N’èra mas ma sarventa
Ne’n serà ma filhaa
Traduction :
1 - Ce sont trois vieilles femmes
Elles ne pouvaient plus marcher
2 - Elles allèrent chez mon maître
Elles demandèrent à coucher
[...]
3 - Elles sortirent dehors
Elles se mirent à siffler
[...]
4 - La servante plus maligne
La porte a refermé
5 - Oh ouvre-nous servante
Nous étions juste allées pisser
[...]
6 - Elle ne sera plus ma servante
Elle en sera ma bru
Voici l'autre version enregistrée auprès de Marie Brun, dentellière à la Pénide de Saint-Hostien, le 9 août 1960, par Jean Dumas.
Transcription (par Eric Desgrugillers) :
1-Ne’n sem tres velhas femnas elà (bis)
Podem pas caminar dri ti ti dri ti tan là
Podem pas caminar (1)
2-Ò mestre mon bon mestre…
E nos coijaiatz pas ?…
3-Si farai ben mas femnas…
‘netz mas de vos sacar…
4-N’apèla sa serventa…
E mena las coijar…
5-La serventa plus fina…
N’a regardat plus naut…
6-N’a vegut bralhas rojas…
Un pistòvet charjat…
7-Ò mestre mon bon mestre…
Nos serem afinats…
8-Cresant d’aver lojat de femnas…
Avem lojat sodards…
9-Ò mestre mon bon mestre…
Mes nos coijarem pas…
10-Quand vinguèt vès v-onze oras…
Tots tres se son levats…
Traduction :
1 - Ce sont trois vieilles femmes / Elles ne pouvaient pas marcher
2 - Oh maître mon bon maître / Et nous feriez-vous pas coucher ?
3 - Si je le ferai bien mes femmes / Allez rentrez donc
4 - Appelle sa servante / Amène-les se coucher
5 - La servante plus maligne / A regardé plus haut (mieux?)
6 - A vu des pantalons rouges / Un pistolet chargé
7 - Oh maître mon bon maître / Nous nous serions faits avoir
8 - Croyant d’avoir héberger des femmes / Nous avons hébergé des soldats
9 - Oh maître mon bon maître / Mais nous coucherons pas
10 - Quand il fut près de onze heures / Tous trois se sont levés.
Dans les deux cas, s'il l'on s'en tient au texte, l'histoire est étrange. Il manque des morceaux dans la première version, et une fin dans la seconde. Nous vous proposons, à titre expérimental, une reconstitution de l'histoire presque en entier à partir de ces deux versions qui se complètent très bien. Il reste cependant un trou avant le dernier couplet.
v1-1 - Èran tres femnas vèlhas e là (bis)
Poian pus caminar laderi ton laderi tanla
Poian pus caminar laderi ton ladelalà
v1-2 - Anèran vès mon mèstre
D’mandèran t-a coijar
v2-3-Si farai ben mas femnas…
‘netz mas de vos sacar…
v2-4-N’apèla sa serventa…
E mena las coijar…
v1-3 - Sortiguèran defòra
Se botèran t-a fiular
v2-5-La serventa plus fina…
N’a regardat plus naut…
v2-6-N’a vegut bralhas rojas…
Un pistòvet charjat…
v1-4 - La sarventa plus fina
La pòrta ne’n fermar
v1-5 - Ò bada-nos sarventa
N’èram mas anat pissar
v2-7-Ò mestre mon bon mestre…
Nos serem afinats…
v2-8-Cresant d’aver lojat de femnas…
Avem lojat sodards…
v2-9-Ò mestre mon bon mestre…
Mes nos coijarem pas…
v2-10-Quand vinguèt vès v-onze oras…
Tots tres se son levats…
[...]
v1-6 - N’èra mas ma sarventa
Ne’n serà ma filhaa
Bien sûr, il est tout-à-fait possible d'intervertir des couplets, c'est-à-dire de proposer un ordre différent, sans que cela gêne le déroulement et la compréhension de l'histoire. La chanson de tradition orale présente toujours une certaine plasticité. L'interprète a la possibilité d'intervenir sur la chanson, d'ajouter, de retirer des couplets, de faire des variations, sans que cela défigure la chanson le moins du monde.
Des mélodies très singulières
En ce qui concerne l'aspect musical, nous proposons de vous reporter aux deux articles que nous avions rédigés en 2020 sur le site de l'AMTA pour chacune des deux chansons dans lesquels nous avions décrypté l'aspect musicologique :
Mais nous n'avions pas précisé un élément important : les deux mélodies sont assez différentes, tant dans l'organisation des notes que dans leur aspect rythmique. Pourtant, elles peuvent se substituer l'une à l'autre. Nous retrouvons ici une autre façon d'aborder la "plasticité" de la chanson de tradition orale. Un même texte peut supporter des mélodies différentes. Une même mélodie est nécessairement adaptée à plusieurs textes.
Cela tient au fait que les "accents" du texte des deux versions (et probablement de toutes les autres) sont placés aux mêmes endroits :
début de la première version (les accents snt marqués en gras)
1 - Èran tres femnas vèlhas e là (bis)
Poian pus caminar laderi ton laderi tanla
Poian pus caminar laderi ton ladelalà
2 - Anèran vès mon mèstre
D’mandèran t-a coijar
début de la deuxième version (accents marqués en gras)
1-Ne’n sem tres velhas femnas elà (bis)
Podem pas caminar
dri ti ti dri ti tan là
Podem pas caminar
(1)
2-Ò mestre mon bon mestre…
E nos coijaiatz pas ?…
Le sens des paroles est strictement le même alors que la formulation est différente. Ces accents s'entendent à la fois dans le texte (ils correspondent à l'accentuation de la langue occitane) et dans la musique (ils correspondent aux temps forts). Ainsi, les mélodies et la rythmique peuvent être différentes, ces accents constituent des repères communs, et font que les versions textuelles et mélodiques sont interchangeables. Il est alors possible de chanter le texte de la version de Marie Brun sur la mélodie et Mme Januel et vice-versa.