La fille à la fontaine: parcours d'une archive sonore
par CMTRA | publié le 16 | 04 | 2025
Dans cet article Théo Bonnaventure nous propose d'explorer, à partir d’un entretien avec Elsa Lambey, la démarche de recréation d’une chanson traditionnelle: "La fille à la fontaine".
De gran madzïn je me lèvo
Oh lali lalo lali lalo
De gran madzïn je me lèvo
Pa fère mon déjunô
lali lalo
Pa fère mon déjunô
In allan a la fontène
Ïn jouéno hommo j’è trovô
Volè vo me pompô d’ègue
Pa fère mon déjunô
Je vo pomparé bien d’ègue
Mè in baiser fôdra donô
(...)
De grand matin je me lève
Pour faire mon déjeuner
En allant à la fontaine
Un jeune homme j’ai trouvé
Voulez-vous me pomper de l’eau
Pour faire mon déjeuner
Je vous pomperai bien de l’eau
Mais un baiser faudra donner
(...)
Dans son interprétation de cette chanson collectée par Jacky Bardot en 1992 à Châteauneuf dans la Loire, Charles Condamin adopte un ton sérieux et chante l’ensemble des couplets sans hésitation, une assurance qui ajoute une forme de gravité à ce récit. Ce sérieux se reflète aussi dans sa maîtrise vocale, bien qu’on note une montée progressive de la tonalité entre le premier et le dernier couplet (écart d’une tierce mineure). Ce choix — volontaire ou non — amplifie l’effet dramatique et la tension narrative : devant l’eau de la fontaine alors troublée, elle va devoir expliquer à sa mère la mésaventure qui lui est arrivée en chemin. Toutefois, il est possible que cette montée soit due à des raisons plus pratiques. Peut-être la voix du chanteur n’était-elle pas encore échauffée, ou peut-être avait-il commencé dans une tonalité inconfortable pour lui, ce qui l’aurait poussé à s’ajuster naturellement en cours d’exécution.
Une chanson ancrée dans la tradition orale
La chanson “La fille à la fontaine” nous raconte l’histoire d’une jeune fille envoyée - parfois par sa méchante mère - de bon matin à la fontaine. Sur son chemin, elle rencontre un homme (curé, abbé, galant, cavalier, etc) qui l’interpelle et lui demande de confesser, ou parfois directement de lui donner un baiser. Cette rencontre culmine souvent par une scène implicite de consommation amoureuse : la jeune fille est jetée sur “l’herbette”, et l’eau de la fontaine devient troublée, symbole de l’acte et de ses conséquences. En rentrant, elle devra expliquer sa mésaventure à sa mère, ce qui ajoute une dimension sociale et morale à l’histoire.
Ce récit, loin d’être unique, a été collecté dans diverses régions, du Berry au Québec en passant par la Loire. Dans le catalogue Coirault, cette chanson est répertoriée sous la côte 1705 (La fille à la fontaine avant soleil levé I), où elle est déclinée en plusieurs versions similaires. Elle figure également dans le catalogue Laforte, témoignant de son enracinement dans le domaine francophone.
La symbolique de la chanson
"Les textes de la tradition orale sont saturés de symboles qui demandent des lectures plurielles et cela leur permet de donner l’intuition et l’attente d’un contenu symbolique à ceux qui en sont nourris. Ils comprendront peu à peu que les textes disent plus qu’ils n’en ont l’air et qu’ils demandent une interprétation et pas seulement une élucidation référentielle. Plus qu’à communiquer, ils apprendront à penser. Penser, c’est plus que percevoir ou s’émouvoir, c’est interpréter les signes de façon personnelle." (MONTELLE Christian, Littérature orale et maîtrise de la langue : nourrir l’enfant par l’oreille, Ales - CMLO, 28 septembre 2008)
Les textes de la tradition orale, comme celui de La fille à la fontaine, regorgent de symboles et demandent des lectures plurielles. Ces récits offrent plus qu’un contenu narratif : ils invitent à penser et à interpréter, comme le souligne Christian Montelle dans son article. La jeune fille, reflet de l’archétype de la bergère naïve, est souvent associée à l’“herbette” : une herbe jeune, fine, fragile, qui souligne sa vulnérabilité face à son antagoniste masculin. La fontaine, quant à elle, est un puissant symbole de vie et d’amour dans la tradition orale. Elle incarne à la fois la pureté et la tentation. L’eau troublée, évoquée à la fin de la chanson, suggère la perte de l’innocence ou une grossesse, conséquence implicite de l’acte amoureux. Ce symbolisme n’est toutefois pas propre à cette chanson : d’autres récits, comme ceux des chansons du type À la claire fontaine, exploitent également cette image, la transformant en lieu de rencontres et d’invitations érotiques.
Dans certaines variantes collectées, comme celle répertoriée sous la côte 65-V par Barbillat et Touraine, l’homme est décrit comme un abbé. Ce changement de statut illustre la plasticité des personnages dans les chansons traditionnelles : selon les besoins narratifs ou sociaux, l’abbé peut devenir un galant, un moine, ou un cavalier. Toutefois, sa fonction symbolique reste constante : il incarne la menace qui pousse la jeune fille à affronter la morale et à se confier à sa mère.
Une lecture intemporelle et multiple
Les textes de la tradition orale, comme La fille à la fontaine, offrent une richesse d’interprétations qui dépasse leur contenu narratif immédiat. Ils nous parlent de structures sociales, de relations de pouvoir, et de symboles universels. Ce qui les rend encore plus fascinants, c’est leur capacité à évoluer avec le temps tout en conservant un noyau de sens qui reste accessible, à condition de s’y plonger avec attention. Comme le souligne Montelle, “penser, c’est interpréter les signes de façon personnelle.” Et c’est bien cette richesse interprétative qui fait de ces chansons des objets d’étude et d’inspiration intemporels.
A présent, intéressons-nous au traitement qu’en fait Elsa Lambey avec le chœur Ôka et leur projet Carrouge autour de chants bourguignons et alpins, en francoprovençal.
S'emparer d'une chanson traditionnelle : l'approche artistique d'Elsa Lambey
La démarche d’Elsa Lambey s’inscrit pleinement dans une réflexion contemporaine sur la manière de se réapproprier aujourd’hui des chansons issues de la tradition orale. Musicienne aux multiples facettes – flûtiste et chanteuse évoluant dans des environnements divers (musique actuelle, chanson, improvisation…) et formée en classique et en jazz – elle s’intéresse depuis quelques années aux musiques traditionnelles, particulièrement aux répertoires bourguignons et alpins. Son entrée dans cet univers sonore est passée par une rencontre marquante avec des archives et par une réflexion sur ce qu’elle décrit comme un « choc esthétique » : sortir des cadres codifiés du classique ou du jazz pour découvrir une musique à la fois très libre et très dense dans sa manière d’être transmise oralement.
Dans cette démarche, l’archive sonore n’est pas seulement une trace historique ; elle est pour Elsa un matériau vivant et riche, porteur d’un potentiel créatif immense. Elle choisit souvent ses chansons avant tout par leur esthétique musicale, comme cela fut le cas avec « La fille à la fontaine », découverte dans l’Atlas sonore “Chants en Francoprovençal” édité par le CMTRA. Si la beauté mélodique et la musicalité de la langue francoprovençale ont immédiatement attiré son oreille, le sens des paroles n’a pas manqué de susciter chez elle un questionnement profond.
Interroger la chanson par le sens et le son : entre esthétique et éthique
La démarche d’Elsa Lambey peut se lire comme une véritable « esthétique en recherche », concept théorisé par Pierre-Jérôme Bergeron, qui désigne une démarche artistique intégrant explicitement une réflexion critique sur son processus créatif, ses choix esthétiques et les enjeux éthiques qu’ils soulèvent. Ainsi, pour Elsa Lambey, se réapproprier une chanson traditionnelle ne signifie pas nécessairement la réécrire ou modifier systématiquement son contenu pour qu'il résonne mieux à une oreille contemporaine. Elle préfère souvent reconnaître et assumer les contradictions portées par ces textes anciens. Concernant « La fille à la fontaine », elle souligne par exemple l’intérêt d’une « distance symbolique », qui laisse à chacun une marge d’interprétation et d’imagination. Plutôt que d’effacer les ambiguïtés, elle les assume et les expose à son public, invitant chaque auditeur à penser par lui-même la complexité éthique que ces chansons révèlent.
Cet engagement artistique témoigne aussi de sa conviction que ces chants traditionnels peuvent contribuer à faire émerger de nouveaux imaginaires collectifs. Dans d’autres chansons plus explicites sur les violences patriarcales, elle choisit parfois de déconstruire ouvertement ces textes en concert, interrompant par exemple une chanson issue du Val d’Aoste pour expliciter sa violence intrinsèque et engager une réflexion éthique. Ici, la démarche consiste moins à censurer qu’à dévoiler, mettant ainsi en lumière les tensions permanentes entre esthétique musicale et responsabilités éthiques liées à ce type de répertoire.
La richesse des langues régionales : de l’archive à la scène
Elsa Lambey s’intéresse particulièrement aux chansons en langues régionales, telles que le francoprovençal ou le morvandiau, qu’elle redécouvre à travers archives et rencontres avec les locuteurs. Bien que ces langues ne soient pas maîtrisées par la chanteuse, leur exploration sonore – au plus près de la texture vocale d’origine – guide ses choix d’interprétation et d’arrangements. Elle semble en cela revendiquer une démarche artistique profondément empirique et sensorielle. L’écoute répétée des archives, les rencontres avec les patoisants locaux ou les collaborations avec des groupes traditionnels nourrissent sa manière d’intégrer ces langues à son chant. C’est ainsi que des chansons d’archives deviennent des recréations sensibles, où la langue vivante résonne au présent.
Dans le cas précis de « La fille à la fontaine », le choix de laisser la mélodie et le texte quasiment intacts, tout en les habillant d’arrangements instrumentaux subtils (flûtes mêlant composition et improvisation), reflète cette approche. Le timbre de la langue francoprovençale devient alors lui-même un élément esthétique essentiel, au-delà même du sens immédiat des paroles.
Un dialogue sensible avec les archives
Le travail d’Elsa Lambey est également traversé par une interrogation constante sur l’éthique de la transmission. Que ce soit dans ses projets en Bourgogne avec la Maison du Patrimoine Oral (MPO) ou lors de ses résidences artistiques, elle s’efforce de respecter ce qu’elle appelle « la loyauté à l’émotion » : ne pas trahir la confiance et l’affect portés par ceux qui lui ont transmis ces chants, tout en affirmant une liberté nécessaire à l’artiste. Sa démarche de recréation se construit donc dans un équilibre subtil entre respect du passé et nécessité contemporaine, dans une relation à la fois sensible et critique avec les matériaux qu’elle explore.
L’échange et le dialogue avec les porteurs de tradition restent primordiaux, guidant ses décisions artistiques. Ainsi, une chanson traditionnelle peut connaître diverses transformations, parfois très discrètes, parfois beaucoup plus marquées, toujours dans le souci d’une résonance juste entre émotion et authenticité.
Ouvrir la tradition pour créer du sens aujourd’hui
Cette vision ouverte et plurielle du patrimoine sonore que défend Elsa Lambey rejoint les réflexions actuelles sur la recréation traditionnelle. Plus que figer ces chansons dans une posture muséographique, il s’agit de leur redonner une place active et critique dans la société contemporaine. Par l’interprétation musicale, par l’interpellation directe du public, mais aussi par la réflexion ouverte et explicite sur leur contenu, elle montre comment ces chansons, aussi anciennes soient-elles, peuvent continuer à nous parler, à nous questionner, voire à nous déranger, dans le meilleur sens du terme. Ce travail sensible et exigeant est sans doute ce qui permet le mieux de faire vivre la tradition orale, tout en la confrontant à nos préoccupations contemporaines.
Elsa Lambey l’assume pleinement : c’est en ouvrant ces chansons aux contradictions du présent, plutôt qu’en les protégeant dans une impossible pureté, qu’on leur redonne véritablement vie et sens.
Un grand merci à Elsa Lambey pour son temps et ses réflexions partagées lors d'un court entretien en février 2025.
L'auteur de cet article:
Théo Bonnaventure est violoniste et étudiant en 3e de DNSPM trad au Pôle Aliénor à Poitiers au moment de son stage d'observation au CMTRA en 2025. Théo a été formé oralement aux musiques traditionnelles et a également suivi un enseignement classique. Aujourd'hui il joue principalement les répertoires du centre France, notamment avec son duo Ardante qui se produit en bals et en concerts. En parallèle de sa pratique artistique, Théo s'intéresse aux processus de recréation à partir de sources orales.